28 janvier 2019
L’adage selon lequel le passé serait garant de l’avenir n’a sans doute de nos jours jamais été autant contredit. Un changement d’actionnaire ou un retournement de marché peut à tout moment remettre en cause les projections sur l’avenir ainsi que les instruments, modèles, et croyances sur lesquelles elles s’appuient. Toujours plus changeantes et imprévisibles, les situations de management, en bousculant nos certitudes, mettent à l’épreuve notre tolérance à l’incertitude.
Issu du latin Incertus « qui n’est pas fixé, déterminé à l’avance », un événement est dit incertain quand je ne peux pas le prévoir dans l’avenir.
Du début à la fin, l’action porte le caractère de l’incertitude. « Quoique ce soit que j’entreprenne, je ne suis jamais assuré, ayant commencé, de pouvoir continuer, à plus forte raison de pouvoir achever. À chaque instant de la vie, je triomphe d’une infinité de périls »1. Quant aux décisions que nous prenons, elles correspondent le plus souvent à faire un pari, à jeter les dés (« Alea Jacta Est »). Les suites de ce que l’on s’apprête à faire étant innombrables et incalculables, je ne peux prévoir toutes les conséquences qu’aura ma décision, a fortiori en prédire les probabilités. Comme Napoléon, dans bien des circonstances, « On s’engage et puis on voit ».
L’intelligence humaine, inventrice de techniques toujours plus sophistiquées, permet de déterminer à l’avance les conditions de l’événement souhaité. Nous utilisons pour cela des techniques non seulement pour réduire la part de l’aléatoire dans le déroulement et l’issue de nos projets mais aussi pour en augmenter les chances de réussite. La mise en place de nouveaux systèmes de gestion ou modes de management, centrés sur la qualité, le client, supposés réduire les risques, engendre néanmoins de l’incertitude en bouleversant les pratiques et habitudes en place.
L’incertitude est inéliminable par l’intelligence humaine a fortiori dans un système complexe. Tout n’est pas calculable, le temps introduisant toujours du neuf. Rien n’est assuré de se passer exactement comme on l’avait prévu. Même en supposant une intelligence capable de calculer le monde dans son infime détail, il subsistera toujours une part d’impondérable dans la venue de l’événement.
L’aversion au risque pousse les êtres humains à se protéger en développant des croyances, parfois irrationnelles, qui peuvent les illusionner sur leur capacité à réduire l’incertitude. D’aucuns affirment que « tout est sous contrôle » dans un aveuglement au risque qui pourtant les expose.
A quoi pourrait bien ressembler un monde dépourvu de risque ? « L’absence de risque suscite une espèce d’ennui qui paralyse tout autant que la peur »2. La conscience de l’existence ou de l’imminence d’un risque, au lieu de nous faire renoncer devant la peur ou de nous figer dans un sentiment de fatalité, renforce le courage qui permet de faire face à l’événement menaçant. La définition qu’en donne Simone Weil est particulièrement éclairante: «Le risque est un danger qui provoque une réaction réfléchie ; c’est-à-dire qu’il ne dépasse pas les ressources de l’âme au point de l’écraser sous la peur ». D’où la nécessité de conserver une « certaine quantité de risque » dans la vie sociale et économique, l’absence de risque nous laissant « sans protection intérieure contre la peur ».
Face aux situations complexes, reposant sur un nombre de variables imprévisibles, le jugement vient au secours de notre intelligence pour tenter d’établir des analogies entre les situations passées et la situation présente. Il en va ainsi des grands décideurs qui, en devant appréhender des circonstances occasionnelles et des facteurs subtils, parviennent à trouver la solution à un problème qui ne s’est jamais posé et qui ne se posera jamais dans les mêmes termes. Ainsi le stratège ou l’homme de guerre se caractérisent-ils par leur sens du kaïros.
Savoir saisir le kaïros, c’est savoir tirer le meilleur parti des conditions offertes par un moment donné. Ainsi le bon général d’armée saura sentir, lors d’une bataille, la variabilité des circonstances et des individus, le moment où «le vent tourne» et où «la fortune change de camp», ce qui lui permettra, par exemple, de profiter de l’affaiblissement très fugitif de l’adversaire pour prendre l’avantage sur lui. Le jugement offre ainsi « une intelligence de la situation » ou « intelligence stratégique » qui permet d’appréhender une situation concrète et singulière et d’intégrer les aléas, dérives et bifurcations dans une stratégie d’action. Napoléon à Austerlitz a fondé sa stratégie sur un hasard météorologique – la brume – pour prendre par surprise l’armée des impériaux. En matière de stratégie, l’incertitude n’est pas seulement le facteur négatif à réduire, elle est aussi une chance à saisir.
On peut parler d’incertitude objective quand l’hésitation se trouve dans les choses mêmes, comme si elle constituait l’étoffe du réel. La physique moderne montre que la nature hésite : « La nature elle-même ne sait pas par quel trou va passer l’électron ». Le principe d’incertitude selon lequel il est impossible de calculer simultanément la vitesse et la position d’une particule ne se cantonne pas à la physique. Il en va ainsi de tout système humain comme de « l’impossibilité d’évaluer à la fois la réalité et la signification de l’événement dans l’information » ou bien « de distinguer les causes et les effets dans un processus complexe ».
Le principe d’incertitude renvoie ainsi à la notion plus large de complexité (Edgar Morin). L’approche complexe des situations nécessite de regarder la réalité sous un autre angle. Cela suppose en particulier de rompre avec l’explication linéaire, d’introduire l’explication pluricausale, de s’ouvrir à l’incertain
Marcel Conche, L’aléatoire, PUF, p.19 ↩︎
Simone Weil, L’enracinement, Londres, 1943 ↩︎